L'épineuse question de la moralité dans le jeu vidéo
Dossier
PUBLIÉ LE 30 mai 2023

L'épineuse question
de la moralité dans
le jeu vidéo

Crédit : 2K Games
Etienne C.
Etienne C.
Auteur Micromania-Zing
PUBLIÉ LE 30 mai 2023

On a tenté de savoir si notre comportement dans le cadre du jeu, où les règles morales sont fluctuantes et parfois imprécises, reflète notre personnalité dans la vie réelle ou si l'on peut renier, sans remords, nos grands principes.

Je manquais d'un mobile mais comme d'autresn, je suis passé à l'acte. Au début des années 2000, je le confesse : j'ai assassiné froidement mon Sims. Lassé de céder à ses caprices ou de l'entendre se plaindre dans une langue intraduisible, j'ai attendu qu'il barbote dans la piscine pour retirer l'échelle. Un mode opératoire aussi tordu que la séquestration entre quatre murs, moins spectaculaire que l'incendie volontaire, mais finalement assez commun. "J'ai déjà retiré l'échelle de la piscine pour que mon Sims se noie, avoue un joueur à VICE. Je voulais observer la réaction de ses proches quand ils tombaient sur son cadavre". Il est assez inexplicable que l'on cède si facilement à la tentation du meutre avec préméditation dans une simulation de vie et, surtout, que l'on soit si nombreux à avoir une anecdote macabre à partager. La nature fictive du jeu vidéo nous libérerait-elle de l'ordre et de la morale , même dans un jeu aussi innocent que Les Sims ?

Laisse-moi sul sul zen

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Crédit : Electronic Arts

Rassurons d'emblée les coupables d'homicides virtuels : la thèse d'un (très) hypothétique lien entre la pratique des jeux vidéo et les comportements violents a été abandonnée. Même s'il a fallu empiler les études scientifiques et le répéter plusieurs fois, c'est acté : notre comportement dans le cadre du jeu, aussi destructeur soit-il, ne dit rien de notre niveau d'agressivité ou d'empathie dans la vie réelle. Mais quid de nos valeurs morales ? Peut-on renier ses principes, même provisoirement, en s'immergeant corps et âme dans un univers où nos actes ignobles n'ont que des conséquences fictives ? Dans les jeux narratifs où un choix cornélien, au cours du récit, chamboule la suite des événements, les chiffres montrent que les joueurs auraient naturellement tendance à prendre la "bonne décision" quand ils sont confrontés à un dilemme moral. En septembre 2012, le studio Telltale Games révèle que la majorité des joueurs de The Walking Dead, adaptation en point-and-click de la série éponyme, s'affranchit rarement des règles et préceptes de la morale, même en étant confrontés à des situations insolubles. Un constat partagé par Obsidian Entertainment, studio à l'origine de Tyranny, Fallout : New Vegas ou The Outer Worlds, qui observe que 97% de son audience privilégie la "voie du bien" à celle "du mal" dans ses titres. "On pourrait se dire qu'il est inutile d'investir du temps et des ressources dans le développement de la voie du mal, puisque la plupart des joueurs ne l'empruntent jamais. Mais c'est le fait de pouvoir choisir qui importe" explique Megan Starks, narrative designer travaillant pour Obsidian Entertainment, dans les colonnes de WIRED.

Arnaques, crime et culpabilité

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Crédit : Bethesda Softworks

Est-ce par bonté d'âme ou par crainte de passer à côté d'un élément capital de l'intrigue, comme lorsqu'on privilégie la violence à la diplomatie dans Undertale ? Plutôt par culpabilité, selon un professeur de psychologie à l'Université d'État de l'Ohio interrogé par VentureBeat. "Si les joueurs réfléchissent aux conséquences de leur comportement et à ce qu'ils pourraient ressentir en l'adoptant, ils anticipent le sentiment de culpabilité, analyse-t-il. La culpabilité est une émotion puissante qui favorise l'adoption d'un comportement prosocial". Comprenez : si le système moral édicté par les développeurs est crédible et renvoie à des concepts conditionnant nos actes dans la vie réelle, le joueur oeuvre pour la collectivité au risque de mettre sa vie en péril. Plutôt que de vivre assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant, il fait le choix de mourir en héros.

Montrer les griefs

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Crédit : Blizzard Entertainment

Le débat sur la morale est plus complexe à trancher dans un jeu en ligne, mêlant la fiction à des interactions bien réelles entre joueurs, où la dimension compétitive favorise les comportements antisociaux. Dans un MMORPG, MOBA ou un FPS, il n'est pas rare de croiser un troll ou un griefer qui, guidé par la frustration ou le plaisir de nuire, s'affranchit des règles de bienséance en polluant intentionnellement la session. C'est même quotidien, sur certains jeux. Pour ceux-là, aucun doute : la malveillance est intentionnelle et assumée, mais ne mène pas forcément à des sanctions tant qu'elle n'enfreint aucune règle. Un exemple ? En mars 2006, comme le relate le Guardian, des joueurs de World of Warcraft ont fait irruption lors d'un hommage rendu à un membre de la communauté, décédé tragiquement quelques jours auparavant, pour assassiner les personnes présentes dans l'assistance. Un acte cruel, sans aucun doute, mais qui n'a mené à aucun bannissement. "Les funérailles ayant été naïvement organisées dans une zone conçue pour le combat, peu de gens ont pu remettre en cause la légitimité de l'attaque, qui rentrait dans le cadre des règles" explique le journaliste du quotidien britannique. Si ce raid n'a pas eu de conséquences pour les joueurs impliqués, il est arrivé que des actes dépassant les frontières du virtuel mènent à des poursuites judiciaires, comme l'explique la journaliste Julie Le Baron dans un excellent papier consacré au sujet.

Le sujet est encore plus épineux dans un monde persistant comme EVE Online ou OGame, ces titres qui ne s'arrêtent jamais de tourner ou d'évoluer, même en votre absence. La raison ? Le pillage ou la trahison ne sont pas sanctionnés par les développeurs, à condition qu'ils ne confèrent pas d'avantage déloyal. Il est établi que cela fait partie intégrante de l'expérience. Pourtant, un acte belliqueux commis dans un environnement favorisant la socialisation a plus de conséquences que dans un jeu en arène, limité dans le temps et dans l'espace. "La porosité de la frontière entre espace du jeu et réalité quotidienne est accrue par le temps consacré à se développer et à communiquer avec les autres joueurs, explique Michel Nachez, docteur en anthropologie. Les joueurs ne font pas que jouer dans un temps et un espace donnés : ils pensent au jeu, parlent du jeu, tous les jours dans leur vie quotidienne". Il poursuit : "À ces formes originales de socialité sont attachées des manifestations spécifiques de violence. Celle-ci n’est plus seulement un spectacle d’animation, elle est vécue, effectivement infligée ou subie. Elle n’est pas physique, bien sûr, dans un monde virtuel, mais se faire dérober ou détruire des artefacts ou des installations, même virtuels, qu’on a mis des semaines ou des mois à construire provoque des émotions qui sont bien réelles."

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Crédit : CCP

En ce sens, la frontière entre le "bien" et le "mal" est plus trouble dans un jeu massivement multijoueur, de surcroît à dimension sociale, que dans un jeu solo où l'on est seul avec sa conscience. Les situations sont étudiées au cas par cas, en attachant de l'importance au contexte du méfait ainsi qu'au gain éventuel. Chaque communauté édicte son propre code d'honneur et se repose, souvent, sur un système de réputation développé par le studio pour identifier les nuisibles. "Pour résoudre le problème du griefing, il ne faut pas simplement bannir les joueurs nuisibles, conclut le journaliste du Guardian. Il faut encourager le développement de sociétés virtuelles capables de traiter leurs propres crimes virtuels."