Jeu vidéo et littérature : mot pour mot
Dossier
PUBLIÉ LE 24 août 2022

Jeu vidéo et littérature :
mot pour mot

Crédit : Simogo
Nico Prat
Nico Prat
Expert Micromania-Zing
PUBLIÉ LE 24 août 2022

C’est une vieille rengaine, aussi réactionnaire que ringarde, mais néanmoins encore bien présente dans quelques discussions, quelques pensées : le jeu vidéo, en comparaison de la lecture, serait un passe-temps de moindre qualité, abrutissant. Ouvrir un livre, par certains parents, est vu d’un meilleur œil que lancer une partie.

Et pourtant, la lecture, cette action de voir les mots défiler devant ses yeux et de leur donner du sens, de projeter nos pensées sur eux, n’est pas incompatible, loin de là, avec la pratique vidéoludique. Aussi triste que cela soit de devoir le rappeler : le jeu vidéo, ce n’est pas (uniquement) tuer des zombies, franchir des obstacles, courir, voler une voiture… C’est aussi, parfois, s’adonner au plaisir de la lecture. Cette même lecture qui peut devenir, à son tour, partie intégrante d’un gameplay malin, d’un jeu ludique dans lequel une histoire défile, où vous contrôlez les dialogues, modifiez la conclusion du récit, ou résolvez des énigmes pour faire avancer l'intrigue. Presque tout ce que vous pouvez faire dans un roman peut être fait dans un jeu vidéo. Descriptions précises, envolées lyriques, pages blanches synonymes de coupures brusques…

Mais certains créateurs vont encore plus loin. Prenons l’exemple d’un des jeux les plus malins de ces dernières années : Device 6, développé et édité par Simogo, et sorti en 2013 sur iOS. Comment expliquer ? Ici, l’histoire, le texte, le récit, est la mécanique première du jeu lui-même. Tout débute par la lecture d’une histoire, celle d’une dénommée Anna, qui se réveille dans un château mystérieux. Mais très vite, les phrases deviennent décors, les mots deviennent objets. Ainsi, une phrase qui décrit Anna marchant dans un couloir peut se déplacer tout droit sur l'écran, puis tourner brusquement à gauche tout en décrivant Anna tournant à gauche. Intelligent, oui, rigolo, certes, mais surtout : la lecture est ici le cœur-même du jeu.

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Crédit : The Fullbright Company

Gone Home, de son côté, aborde les choses différemment. Votre personnage arrive chez ses parents pour trouver l'endroit étonnamment sombre et désert. Dans un premier temps, vous craignez le monstre, le tueur, n’importe quel danger susceptible de vous faire sursauter, de vous amener à fuir, courir, vous battre… Mais au lieu de cela, lorsque vous naviguez dans la maison de votre enfance, vous vous frayez également un chemin à travers une histoire intertextuelle, racontée dans des notes et des entrées de journal. Lire, ici, EST le jeu, et non un complément d'intrigue.

Même substance

En 2018, James O’Sullivan, universitaire irlandais, écrivait ceci dans les pages de Courrier International : “ce qui est intéressant dans l’utilisation de jeux vidéo pour raconter des histoires, c’est qu’on nous répète constamment que la littérature est en difficulté en cette époque focalisée sur les écrans. On crée ainsi une tension entre les histoires sur papier et les histoires sur écran. Or le langage n’est qu’une forme d’expression, et s’il constitue à lui seul un instrument extrêmement puissant, on peut accomplir beaucoup de choses en le combinant à d’autres formes, comme on le voit depuis longtemps avec le cinéma et les autres narrations multimédia”. Et l'auteur d’ajouter que le jeu vidéo est devenu une nouvelle forme de littérature sans faire de bruit.

C’est peut-être la plus belle des vérités : aucun Art n’a davantage de valeur qu’un autre, et aucun Art n’est destructeur de son voisin. Le jeu vidéo n’est pas davantage le remplaçant de la littérature, ni même son concurrent : il EST littérature, il est texte, métaphores, pensées, imagination. Mieux : il n’a jamais été autre chose.

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