L'âge d'or des « Simulator » : quand le jeu vidéo devient un job
Dossier
PUBLIÉ LE 17 févr. 2022

L'âge d'or des « Simulator » :
quand le jeu vidéo
devient un job

Crédit : GIANTS Software
Etienne C.
Etienne C.
Auteur Micromania-Zing
PUBLIÉ LE 17 févr. 2022

Depuis plusieurs années, des studios indépendants bâtissent un véritable business de la simulation. Le projet ? Offrir aux joueurs la chance de réaliser des tâches qu'ils rechigneraient à accomplir dans la vraie vie avec, derrière, la promesse d'une expérience apaisante. Et même si les productions sont parfois bas de gamme, ça fonctionne.

La saleté en guise d'antagoniste et un Kärcher pour la combattre. Dans PowerWash Simulator, jeu développé par FuturLab, l'objectif est simple : faire disparaître la crasse. Dans un environnement minimaliste à la première personne, où le joueur n'est bercé que par le son de l'eau qui se déverse sur les surfaces décrépites, ni cliffhanger, affrontement épique ou arbre de compétence. La promesse : « éliminez vos soucis grâce aux sons apaisants de l'eau sous haute pression » peut-on lire sur la page du jeu. Si le concept prête à sourire, il n'a rien d'une anomalie. Sur Steam, on trouve des dizaines de titres du même acabit, proposant aux joueurs de conduire un camion, gérer un cybercafé ou monter un PC. Des productions de niche assez inégales mais qui ont, pour certaines d'entre elles, trouvé leur public. C'est le cas de PowerWash Simulator qui, malgré un prix assez élevé (19,99 euros) a été téléchargé plusieurs centaines de milliers de fois selon la plate-forme SteamSpy.

Oui, l'engouement suscité par ces simulations de tâches quotidiennes grandit d'année en année. Derrière le mastodonte Microsoft Flight Simulator, référence noble et absolue, plusieurs studios se démarquent en accouchant d'un contenu sérieux et complet, voire presque réaliste. C'est le cas de GIANTS Software, entreprise suisse sortie de l'ombre avec Farming Simulator : une simulation agricole qui fédère une immense communauté de modders, dispose de sa propre scène esport et donne le tournis à la presse avec ses chiffres de ventes. C'est aussi le cas de SCS Software, boîte basée à Prague à qui l'on doit la série Euro Truck Simulator : un jeu de camion apprécié des créateurs de contenus mais aussi des chauffeurs routiers eux-mêmes.

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Crédit : Square Enix Collective

Publicité mensongère & marketing de la demande : le cas PlayWay

A l'autre extrémité du spectre, on trouve des boîtes aux méthodes et productions plus troubles. Le studio polonais PlayWay, dont la libraire est qualifiée de « système pyramidal de prototypes et prologues glorifiés » par le magazine WIRED, en est sans doute le plus célèbre symbole. Leur business model ? Produire des titres aux concepts génériques à la chaîne, d'abord, en s'appuyant sur un immense réseau de développeurs. Puis diffuser des dizaines de bande-annonces et démos, parfois mensongères, afin de mesurer l'intérêt suscité par chaque concept en se basant sur la liste de souhait des utilisateurs sur Steam, explique Julie Le Baron dans Canard PC. Seuls ceux qui génèrent de l'attente verront le jour. « Les jeux PlayWay oscillent entre expériences tragiquement banales et hors du commun, ce qui leur permet de toucher toutes sortes de publics et d’avoir une meilleure visibilité sur la plateforme – même si l’algorithme de Steam a encore ses raisons que la raison ignore » écrit la journaliste. Grâce à cette stratégie marketing bon marché, qui s'appuie aussi sur un solide réseau de youtubers, PlayWay est devenu l'autre mastodonte de l'industrie du jeu vidéo polonais, derrière CD Projekt et ses productions AAA. Oui, en éditant des titres où l'on incarne un SDF, un dealer de drogue ou un détenu. Au risque de mettre en péril toute la chaîne, tournée en dérision suite à la médiatisation de simulations aux concepts farfelus. Mais PlayWay n'est pas le seul éditeur jouant sur ce terrain de l'absurde. « Des titres comme Goat Simulator ou Surgeon Simulator sont allés dans le mauvais sens, se désolait l'un des représentants de l'éditeur d'Euro Truck Simulator dans les colonnes de VICE. Nous, nous faisons des simulateurs sérieux, fidèles à la réalité. Mais ces simulateurs-là en font trop, même si cela constitue malgré tout une concurrence intéressante pour nous. »

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Crédit : PlayWay

Dédoublement de réalité

Ceci étant, on peut légitimement s'interroger sur le profil des personnes qui se passionnent pour ces jeux, aussi sérieux, complets et réalistes soient-ils. En 2013, Gamasutra tentait de répondre à cette question en s'adressant aux principaux concernés. « Nous savons que nous attirons essentiellement deux groupes de joueurs, détaille Pavel Sebor, PDG de SCS Software. Les enfants de 8 à 12 ans, qui ne sont pas encore adeptes des FPS ou d'autres genres, mais qui sont captivés par l'idée de conduire ces gros véhicules. Et puis le public masculin de plus de 35 ans : des personnes qui ont des liens professionnels ou affectifs avec le secteur  ». Car oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, on recense de nombreux professionnels du métiers sur certaines simulations. Logique, selon un journaliste de VICE, car le jeu projette une vision idéalisée de la profession : « Dans les simulations, le travail est efficace, productif et amusant ; il est orienté vers un objectif quantifiable. Le joueur peut toujours gagner, écrit-il. Dans la vie réelle, le travail est rarement comme ça : il est souvent peu gratifiant, fatigant, improductif, inefficace et hors du contrôle du travailleur. »

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Crédit : SCS Software

Work hard, play hard

Plus largement, on peut aussi se questionner sur la corrélation entre travail et jeu vidéo. Est-ce plus aliénant de nettoyer des surfaces que de chasser des animaux robotisés dans Horizon : Forbidden West ? Pas sûr. Par sa structure, le medium reproduit des mécanismes que l'on retrouve dans le monde du travail : le joueur est investi d'une mission et doit compléter un certain nombre de tâches plus ou moins rébarbatives afin atteindre ses objectifs. Souvent, il collecte une monnaie virtuelle lui permettant d'acheter de l'équipement pour, à terme, gagner en compétence. Dans un excellent papier publié sur son blog, l'auteur Steven Poole, qui a notamment collaboré avec le Wall Street Journal ou le Guardian, faisait un parallèle intéressant entre travail réel et virtuel : « Prenez l'expression courante utilisée après avoir terminé un jeu : "J'ai battu le jeu." (I beat the game en anglais, ndlr), écrit-il. Qu'est-ce que cela signifie exactement ? (...) Du point de vue du jeu, vous ne l'avez pas battu. Au contraire, vous avez fait exactement qu'il voulait, à chaque étape du processus. Vous n'avez pas joué au jeu, vous avez réalisé les opérations qu'il attendait de vous, comme un employé obéissant. Le jeu était une tâche. » Une tâche que je vais m'empresser de nettoyer au Kärcher.